vendredi, mai 30, 2008

TENEZ: NOÉ PAR EXEMPLE

Je m’en souviens comme si c’était hier: Dieu, un doigt sentencieux pointé sur l’humanité licencieuse, et sa main s’ouvrant pour un ultime décret, or l’homme, sous le couvert de la chape des nuages se livrait encore à ses incestueuses libations, ni vu ni connu.
L’instant d’après l’humanité hurlait sa détresse, l’Éternel avait mis sa menace à exécution, déversant son déluge sur la terre surprise.

Je nous revois Eve et moi, en ces temps-là on me nommait inconsidérément Adam, je nous revois blottis l’un contre l’autre, le souffle court, craintifs, horrifiés, attentifs à ne point révéler notre présence à Celui qui voit tout, Eve et moi dissimulés, cachés du regard courroucé de Dieu, échappant, grâce à notre seule science, à l’apocalyptique jet, avertis d’avance de la funeste trombe par un fourbe reptile.
Miraculés du déluge !

Je nous revois comme si c’était hier : errant, âmes en peine, nourris au quotidien d’une pomme que le véniel serpent nous servait avec parcimonie, s’approvisionnant on ne savait où. Des nuits de frayeur, à découvert, le jour en sueur, transis d’effroi, la peur…

Mais il y avait la berge. La seule berge de l’unique fleuve.
Nous l’arpentions des heures durant, Eve s’y couchait, s’offrant langoureusement aux dards du soleil, moi, scrutant, auscultant inlassablement son corps abandonné, échoué sur la plage, sur son corps la chaleur se refugiait aussi, je m’immolais sur cet autel charnel, victime expiatoire et consentante, campant la vie d’autrefois, quêtant la mémoire d’hier dans la femme. Eve était toujours femme. En ces temps-là Eve n’était encore que le nom d’une femme.
Puis retentissait le son strident qui faisait se redéployer nos membres gourds, l’appel, le signal, Noé !
Noé remontait le fleuve, harnaché sur son navire-amiral, l’Arche. Fabuleux armateur que Noé, précédant une nombreuse flotte, dans ses calles, sur les ponts, toutes sortes d'animaux, tout ce qui repeuplerait la terre.
Nous courrions nous refugier derrière un rocher alors que s’envolaient nos dérisoires remparts, des feuilles de vigne dont nous drapa l’Éternel Lui-même, cependant que le serpent, qui sans doute se complaisait de notre nudité, nous assurait posséder une provision de ces précieuses feuilles.

Ainsi s’écoulait interminablement la procession de Noé. Eve tremblait de tout son corps. Eve tremblait toujours sur le passage de Noé. Le serpent nous racontait d’horribles choses sur le compte de ce dernier, l’Accusateur prêtait à Noé de monopoliser le trafic maritime, de se livrer à une concurrence déloyale, que Noé s’était pourvu d’un juteux contrat pour l’implantation de nouvelles colonies de peuplement, sans appel d’offre ! Sa langue reptilienne- donc fourchue- nous instruisait sur le crime de génocide et le crime contre l’humanité engloutie. Tentant de susciter en nous la rébellion contre notre Dieu. Se dédouanant de toute implication dans les affres des humains, puisque c’était l’homme seul qui, devant la Cour divine, était l’accusé. Et non pas les serpents.


Je l’entends encore comme si c’était hier. Eve et moi écoutions, médusés, les étranges oraisons du serpent, celui-ci discourait à en perdre haleine, recroquevillée dans la fêlure de la pierre. Nous n’apercevions que sa tête, elle-même mise à prix par une fatwa divine, nous nous sentions gagnés par la révolte, transportés par la passion, nous devenions peu à peu des transfuges, ralliés à la cause de l'Opposant.
« Mon peuple meurt faute de connaissance... », était avis dont nous ne savions rien alors. Le serpent s’en allait ventre à terre alors qu’il savait marcher, il allait ainsi afin de se soustraire à la vue de ses prédateurs, les anges lancés à ses trousses, il s’en allait louvoyant, dans une saisissante parodie de l’humanité écroulée. Et sa queue disparaissait en même temps que s’estompait, au loin, l’ultime reflet du contingent de Noé : debout sur le pont de la capitainerie de l’Arche, à tribord- des fois à bâbord- cédant à l’euphorie des puissants, Noé dansait avec les loups, se délectant de tant de gloire exclusive. Béni de Dieu !

Après la fuite dispersée du serpent résonnait ce discours inspiré, ces paroles amplifiées par l’espace dénudé, cette laconique prophétie de Noé : « Telle cette berge, le monde ne sera plus un jour qu’un lieu ouvert, où la confluence des intérêts dominera, aplanira les différents, où nul dictateur, nul malfaiteur ne sera plus nulle part à l’abri… »
Noé figurait les temps lointains de la mondialisation, du village planétaire et de la Cour Pénale Internationale. Eve en tremblait. Eve tremblait souvent. Elle tremblait avant, pendant, et après le passage de Noé.

Un jour Noé nous apparut pour la dernière fois. Nous sûmes que c’était le dernier passage à la majesté de la parade, une espèce de grand-messe grandiose, pompeuse, somptuaire. Tous étaient richement parés. Noé, mais aussi le lion dont la rutilante crinière était retenue en arrière par une tiare dorée, et le chien, le chat…jusqu’au corbeau qui avait troqué sa traditionnelle cape de croque-mort pour une soyeuse jaquette pourpre. Le crocodile versait quelques larmes bien senties nul ne savait d’ailleurs trop pourquoi. La procession dura une journée entière. Eve ne trembla pas. Eve ne tremblait plus. Eve s’était affranchie de la peur.
Eve était maintenant debout, déjà prête à dominer le monde.

Eve ne s’appelait plus Eve. Des hommes s’appelaient Eve.
Eve marchait sur le monde qu’elle avait à ses pieds.
Eve marchait dans les capitales, sur le Capitole, sur les ruines de l’Acropole, Eve foulait le sol de ses menus pieds, balayant les interdits, les dogmes et les diktats des hommes.

L’humanité s’était repeuplée vaille que vaille.
Quelques dictatures fleurissaient ci et là telles une sirupeuse gale sur la peau lisse de la terre.
L’humanité comptait six milliards d’individus !
Je revois Adnan le six milliardième des nouveaux-nés. Adnan vagissant sa détresse dans les bras de Koffi Anan.
Adnan le petit Kosovar
Et cet enfant de Zanzibar
Et cet autre enfant de Peshawar
L’enfant-soldat de Kandahar
Et là-bas, dans ses murs, Aung San Suu kyi , la grande dame du Myanmar
Everywhere it's war !
Et qu’importe si les enfants de Gaza sont gazés…
Ceux du Darfour sont déplacés, affamés avant d’être tués.

C’est la guerre !
Ci et là règnent des chefs de guerre, les doigts sertis des diamants, les mains ruisselant de sang, s’élevant sur une meute d’estropiés et un monceau de cadavres que personne ne voit. Tous sans doute aveuglés par le scintillement de la pierre précieuse.
Mais! CharlesTaylor pleure...
Voici le Congo qui toujours pleure quatre millions de ses enfants, anonymes.
Précieuses vies rendues à la poussière par un cœur de pierre.
Ou celui de Paul…
Kagamé qui rit.
La junte tutsie rit de se savoir impunie pour sa forfaiture.

Je nous revois aujourd’hui Eve et moi, nous regardant en chiens de faïence, nous disputant âprement, férocement la timonerie de l’Arche désertée par Noé!

EMERY G. UHINDU-GINGALA
(Extrait de "Excusez L’interruption", à paraitre)

2 Comments:

At 7:44 PM, Anonymous Anonyme said...

Joli!!!

 
At 1:03 AM, Anonymous Anonyme said...

Eméry,"Grand Muyaka", bonsoir.
Je lis avec plaisir tes papiers.
Tu gardes toujours l'habileté de professionnel de la plume. Quelles belles analyses! Rejoins moi par mon e-mail.
J.Bernard Mutombo
jebermumal@gmail.com

 

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